JOUETS INDUSTRIELS : LA MALBOUFFE DU CERVEAU ?

(U.S. Air Force Photo/ Staff Sgt. Joshua Garcia)

     Pour Joue Pense Parle, le jeu est un véritable fondement de l’enfance. Il est ainsi depuis de nombreuses années l’objet principal de nos réflexions et préoccupations. Dans ce cadre, la jeune association de prévention que nous sommes se fixe une mission bien précise : valoriser, préserver et redonner au jeu libre et aux échanges humains la juste place qui devrait leur revenir dans la vie des bébés et des enfants. A la fois pour garantir leur éveil global, leur entrée dans le langage puis dans les apprentissages, mais aussi pour que les enfants développent leur capacité à être en interaction avec les autres et le monde, eux, les futurs citoyens de demain.

JEU LIBRE ET PETITE ENFANCE…


Par « jeu libre », nous entendons du jeu avec des objets pas forcément achetés, pas forcément des jouets d’ailleurs! Mais des objets que l’enfant pourra organiser, transformer, aménager au gré de sa pensée, de la tournure que prendra son jeu, dicté parfois par les opportunités ou les contraintes du monde réel, et agrémenté, toujours, de la richesse de son imagination. Ce sont, par exemple, vers 3 ans, les marrons ramassés au parc qui, une fois disposés au sol dans la chambre, deviennent les wagons d’un train, et par la magie de la pensée, de délicieux gâteaux dans un jeu de dinette.  Pour un bébé, le jeu libre sera plutôt synonyme d’explorations diverses des objets quotidiens : ces petites mains de 18 mois qui inlassablement ouvrent les portes des placards, attrapent les boîtes, les sacs, les transportent dans une autre pièce, s’en servent pour transporter des pinces à linge trouvées sur sa route… Toute la fertilité d’un jeu singulier, un jeu qui n’existe que parce que l’enfant en a besoin, à ce moment précis de sa vie, pour comprendre le monde, pour vous entendre le lui raconter, et pour, un jour, pouvoir le signifier avec ses propres mots. Les mots d’une langue que l’enfant aura construite jour après jour, au travers de moments d’échanges et de jeu quotidiens, qui peuvent paraître insignifiants et sont pourtant les véritables nutriments de sa pensée.


     Or, depuis quelques années, le temps de jeu libre fond comme neige au soleil. C’est le triste constat que nous faisons dans nos cabinets d’orthophonie. Constat partagé par d’autres professionnels de l’enfance que nous rencontrons ou qui rejoignent notre association : psychomotriciens(ennes), assistantes maternelles, auxiliaires de puériculture, psychologues, éducateurs(trices) de jeunes enfants, enseignants(tes).
Le temps de jeu non virtuel des enfants est largement oblitéré par les temps d’exposition aux écrans, c’est malheureusement une réalité avec des conséquences encore mal comprises, plus ou moins graves, qui commencent à être portées à la connaissance du grand public.


LE JEU LIBRE MENACÉ PAR LES JOUETS EUX-MÊMES?…


Rappelons qu’il y a quelques semaines, Florence Lerouge attirait notre attention sur la perte du jeu symbolique (voir l’article de blog) . Pour ma part, je vous propose aujourd’hui de nous arrêter sur la qualité des jouets dont regorgent les chambres des jeunes enfants d’aujourd’hui.
En particulier sur les jouets dits « éducatifs » et « interactifs » 1er âge, proposés en grand nombre aux bébés. Ces jouets « modernes », presque toujours en plastique, déployant une technologie de plus en plus miniaturisée, et nécessitant l’usage de piles ou de batteries : tablettes « tout-petits », peluches dites bilingues, personnages et animaux connectés qui enregistrent et répètent les voix, poupons au visage animé, animaux, tapis, table d’éveil… quiconque s’est déjà promené dans les rayons jouets 1er âge a pu constater que le terme « interactif » est mis à toutes les sauces ! Relevons que ce qui est pompeusement nommé « interaction » est plutôt un effet d’action/réaction (on appuie, ça fait un bruit, ou bien l’objet répète en boucle). Rappelons que l’interactivité revêt une notion d’échange et d’ajustement de part et d’autre, ce qui n’est pas le cas ici: répéter n’est pas interagir !

JOUETS INDUSTRIELS ET MALBOUFFE?…


Venons-en un instant aux nourritures terrestres : qu’est-ce que la malbouffe ?

On la définit principalement par :

  • ses valeurs peu nutritives, ses « calories vides »;
  • une solution de facilité, une offre facile à trouver, rapide à ingérer;
  • un bas coût d’achat, donnant une impression d’être bon marché, mais en fait trop cher pour la qualité proposée;
  • le processus d’industrialisation dont elle est issue, qui produit et diffuse en grand nombre pour faire baisser les prix;
  • les gros moyens publicitaires et marketing déployés pour donner de la valeur au produit, lui prêter des qualités nutritives, voire le faire passer pour indispensable pour la santé, comme par exemple les céréales du petit déjeuner, en fait bien trop sucrées.

Ce mode d’alimentation est relativement récent, mais nous avons maintenant assez de recul pour en connaître certaines conséquences indésirables sur la santé :

  • obésité, maladies cardio-vasculaires;
  • des aliments qui ne nourrissent pas au long terme. Les qualités nutritives ne sont pas suffisantes pour garantir une bonne croissance de l’enfant;
  • caractère addictif de ces aliments, causant une recherche de ce produit pour un plaisir immédiat;
  • impact négatif sur l’environnement (processus de fabrication, emballages, transport).

Maintenant, avez-vous bien en tête un jouet dit interactif 1er âge ?… Un personnage qui parle, qui enregistre et déforme les voix ? Une tablette dite 1er âge qui promet d’apprendre les chiffres et lettres à bébé ? Une peluche magistralement appelée « bilingue » qui débite comptines et alphabet en anglais, avec une voix synthétique de piètre qualité sonore ?


Avec mes collègues Carole et Florence, pour les besoins des formations (1) que nous dispensons, nous achetons régulièrement ce type de jouets. Telles des nutritionnistes qui analyseraient les nutriments du contenu d’une assiette, nous tentons de comprendre ce que ces jouets en plastique, lumineux et sonores peuvent apporter au jeune enfant pour son développement cognitif et ses « apprentissages », mot que l’on retrouve sur quasiment toutes les étiquettes. Hé oui! … car le jeu n’a plus seulement vocation à faire jouer, il est depuis quelques années englobé avec bébé dans une quête sociétale de performances, et doit répondre à une logique commerciale de rentabilité. Le discours marketing promet aux parents que s’ils achètent cet objet, « ils en auront pour leur argent », car ce jouet apprendrait de nombreuses choses au bébé, à l’enfant.

Nous constatons hélas que les stimuli proposés sont somme toute bien trop pauvres pour prétendre à l’éveil de l’enfant :

  • à l’instar des « calories vides » de la malbouffe, ces jouets émettent beaucoup de bruit et de lumière, mais présentent un contenu très pauvre, se résumant à des répétitions en boucle de comptines ou de consignes;
  • pour un prix assez bas (ex : 19€ pour une tablette 1er âge dès 12 mois), les promesses sont très nombreuses sur l’étiquette : cela « apprendrait » à bébé lettres, formes, animaux, instruments de musique, et même la météo, et la fonction agenda (véridique!). Mais attention, en tant qu’orthophonistes, nous le constatons au quotidien : répéter n’est pas suffisant pour apprendre, et encore moins pour intégrer des notions aussi conceptuelles que celles qui sont annoncées !
  • ces stimuli sont très puissants pour les cerveaux des bébés et jeunes enfants : ils attirent certes toute leur attention, mais une attention «automatique», pas une attention « active » et volontaire, celle qu’ils ont réellement besoin de développer, qui elle, nécessite la participation de leur corps et leurs sens tout entiers ! Dans ces moments, les bébés semblent plus « hypnotisés » qu’attentifs, car ces objets (comme différents dispositifs à écran, d’ailleurs…) sollicitent surtout des processus attentionnels exogènes, dits « bottom up », qui sont irrépressibles, inconscients et involontaires ;
  • les sons sont de très mauvaise qualité. Les voix synthétiques rendent les propos parfois quasiment inaudibles. Or, le bébé a besoin d’entendre distinctement des voix humaines : la mélodie, les sons bien définis et articulés de sa propre langue pour développer son langage.

DES QUESTIONS EN SUSPENS…

Ce qui me pose question, à titre personnel, c’est ce que nous pouvons parfois observer dans nos cabinets chez des enfants d’âge scolaire qui ont majoritairement joué, souvent seuls, avec ce type de jouets dans leur petite enfance (dans un contexte plus global d’exposition croissante aux écrans) :

  • une passivité dans le jeu, une absence de créativité et d’imagination. Une impossibilité de détourner les objets de leur fonction première ( par exemple : considérer une boîte à chaussures vide comme un potentiel bateau ou une table pour les poupées);
  • une difficulté à construire le langage, le vocabulaire, les apprentissages scolaires;
  • une difficulté à accéder au sens, à comprendre les tenants et les aboutissants d’une situation;
  • en présence de jouets divers, une recherche systématique de ceux à pile et à boutons, avec une absence de curiosité pour les autres, et un désintérêt immédiat si les piles ne fonctionnent plus.

La petite enfance est semble-t-il devenue un segment de marché comme un autre… Marché en plein boom, développé à l’extrême par le marketing commercial ces dernières années. Or, comme toute logique industrielle, il faut bien admettre que celle du jouet dit « éducatif » et « interactif » 1er âge vise plus à obtenir de bons chiffres de vente qu’à proposer de réels apports pour l’éveil des enfants.
Ceci étant posé, allons un peu plus loin et osons juste nous poser quelques questions … Et si la petite enfance n’était tout simplement pas compatible avec la commercialisation à outrance d’objets? Après tout, les besoins spécifiques des 0-3 ans ont-ils réellement changé avec l’essor technologique de ces dernières années? N’ont-ils plus autant besoin d’échanges humains pour être sécurisés, regardés, écoutés, accompagnés et nourris dans tous les sens et termes?

Et même, en tant que professionnelle de l’enfance et de la santé, j’ose ici l’affirmer : les jeunes enfants pourraient tout aussi bien se passer de ces jouets industriels plus ou moins imposés dans nos vies pour accéder aux concepts de nombre, de lettres, ou pour apprendre à parler et à lire.

EN CONCLUSION:

S’il n’est pas dans notre pouvoir d’agir sur le système, nous avons tous celui de préserver nos bébés, nos jeunes enfants, ceux de notre famille, de notre entourage. Nous pouvons garantir une diversité dans leurs activités ludiques, en privilégiant ce qu’on pourrait nommer par analogie « bio du cerveau » : le moins de jouets industriels possible, surtout chez les 0-3ans, mais du jeu LIBRE, des échanges humains, des objets, du DIY(2) !
Ce qui, en prime, fera peut-être de nos enfants des êtres plus respectueux de la planète…

Elsa JOB-PIGEARD


(1) orthophonistes, nous sommes aussi toutes les trois formatrices pour des orthophonistes et professionnels de la petite enfance
(2) Do It Yourself : bricolages et réalisation soi-même d’objets, souvent à partir d’objets recyclés

6 réactions sur “ JOUETS INDUSTRIELS : LA MALBOUFFE DU CERVEAU ? ”

  1. Lhassalsa Réponse

    Cet article est vraiment excellent Elsa. Pour ma part j’ai toujours pensé que le seul jouet qui devrait être conservé pour les enfants en dehors des emballages, leur principal sujet d’attraction, ce sont les Kapla. Un magasin comme Toys’R Us me file de l’urticaire, tout est fait en effet pour étouffer la créativité des enfants. La durée d’intérêt limitée de ces derniers pour ces jeux prouvent bien au passage leur « pauvreté ». On assiste à une surenchère, et la plupart des parents tombent dans le panneau, pensant faire de leur enfant un Polytechnicien parce qu’il aura eu une tablette colorée qui clignote à 2 ans. L’apprentissage des enfants ne peut se faire que par leur interaction avec les choses (l’expérimentation par le toucher entre autres) et les personnes. Un robot à la voix mécanique ne remplacera pas l’échange avec l’entourage. Toi en tant que professionnelle tu vois les effets néfastes de tout cela directement dans ton cabinet, mais les parents restent sourds à toutes ces mises en garde hélas…

  2. perel Réponse

    Merci pour cet article que j’approuve totalement. Je suis orthophoniste et de plus en plus amenée à faire de la guidance ou de l’accompagnement parental, surtout auprès de parents d’enfants qui connaissent des troubles de l’alimentation (demandes de plus en plus fréquentes…). Et je suis toujours surprise de voir les parents ébahis devant leur enfant qui s’éclate à boucher/débouche, vider/remplir, patouiller, tripoter… ils réalisent que l’apparente simplicité d’un matériel peut occuper leur enfant à un tas d’activités différentes… Ils ont presque besoin de cette démonstration pour se rassurer et réaliser que les besoins de jeux des enfants ne sont pas là où la société de consommation veut bien les conduire…

    Encore merci!

    Julie

  3. perel Réponse

    Merci pour cet article que j’approuve totalement. Je suis orthophoniste et de plus en plus amenée à faire de la guidance ou de l’accompagnement parental, surtout auprès de parents d’enfants qui connaissent des troubles de l’alimentation (demandes de plus en plus fréquentes…). Et je suis toujours surprise de voir les parents ébahis devant leur enfant qui s’éclate à boucher/débouche, vider/remplir, patouiller, tripoter… ils réalisent que l’apparente simplicité d’un matériel peut occuper leur enfant à un tas d’activités différentes… Ils ont presque besoin de cette démonstration pour se rassurer et réaliser que les besoins de jeux des enfants ne sont pas là où la société de consommation veut bien les conduire…

    Encore merci!

    Julie

  4. G Réponse

    Bonjour,
    L’image de la malbouffe pour le cerveau est efficace et malheureusement très juste: les familles moins privilégiées auront plus tendance à tomber dans le panneau…ils tendent une tablette ou leur smartphone là où d’autres tendent un livre, un boulier ou un rubix-cube enfant. La mise en perspective, la manipulation en 3D peut seule structurer le cerveau de futurs ingénieurs ou philosophes.
    Bref, un petit baton dessinant dans du sable jusqu’à la brise ou la pluie, un amas de feuilles pour une tambouille, qui se décomposera: autant de riches apprentissages sur le poids, la gravité, les volumes qui s’appréhendent par ce savoir intuitif que ne s’acquiert que par ces petites expériences de nos explorateurs de la vie. Quelles journées bien remplies!
    La frustration, la patience ou l’ennui qui fait divaguer et inventer. Parents ou éducateurs, nous sommes là juste pour mettre à disposition et veiller à la sécurité de leurs expérimentations, pas pour encore choisir à leur place, comme ces jeux « intéractifs » qui proposent un éventail trop limité et pré-enregistré de réactions aux stimulis, eux aussi restreints, de nos enfants qui d’ailleurs finissent par les balancer pour voir ce que ça donne…faisons leur ranger les chaussettes par paire et remercions pour leur aide, trier les cerises abimées, arracher les mauvaises herbes (une paire de gants et un parterre confiné), faire du land-art en receuillant les trésors du parc ou du blacon (ou une boite magique) et jouer comme un puzzle 3D où il peut affirmer son gout du moment.

    Ne cédons pas à la facilité du fast food pour le cerveau de nos petits, rien ne vaut la popote maison 😉

    • Grégory BYNEN-JOURNO Réponse

      Merci pour ces belles phrases … Très beau résumé, et en effet : vive le jeu libre !

  5. MAREUIL Réponse

    Merci pour cet excellent article dont je ne cesse de parler autour de moi!
    Elise Mareuil

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