ENFANTS SUREXPOSÉS : LA FAUTE DES PARENTS, DITES-VOUS ?

Toujours plus de temps devant les écrans

Les chiffres sont tombés comme un couperet en septembre dernier, accompagnant la sortie de « La Fabrique du Crétin Digital » de Michel Desmurget  : presque 3h d’écrans en moyenne pour les 2-8 ans, et 4h45 pour les 8-12 ans… Des durées astronomiques de consommation de smartphones, tablettes et télévision qui peuvent consterner, effrayer mais qui n’ont malheureusement pas réellement surpris les professionnels de la santé et de l’enfance de terrain que nous sommes. En tant qu’orthophonistes, nous sommes plus particulièrement consultés pour des enfants dont le langage ou les apprentissages ne se développent pas comme attendu. Or, depuis une quinzaine d’années, l’évolution clinique vers certains profils de patients nous a fait nous interroger sur leurs habitudes de vie, leur environnement, leurs temps et habitudes de jeu, ou le langage qui leur était adressé. Nous avons vu chez eux fondre comme neige au soleil le temps de jeu libre des enfants, et s’amenuiser les temps d’échanges, malmenés par la profusion d’objets numériques et connectés.  

« Mais que font les parents ?« 

Et l’on entend fréquemment autour de soi, ou dans les médias, voire même chez certains experts interrogés sur le sujet de sentencieux : « mais bon sang, que font les parents ? », ou encore « ça les arrange bien de laisser les enfants devant les écrans, pendant ce temps-là, ils ont la paix ! ».

Les parents seraient-ils donc tous devenus si négligents ?

Des parents qui aiment toujours leurs enfants

Et pourtant, nous rencontrons tous les jours dans nos cabinets des parents investis, soucieux du bien-être, de l’éveil, du développement de leurs enfants ! Nous ne connaissons pas – sauf dans des cas rarissimes et pathologiques – de parents qui décident de nuire sciemment à leurs enfants ou de les carencer volontairement. Les parents sont bien au contraire inquiets de voir leurs enfants entrer tardivement dans le langage, ou présenter des troubles. Les listes d’attentes de nos cabinets d’orthophonie témoignent également du fait que les parents sont demandeurs d’aide et de soin pour leurs enfants. Et pourtant, quand nous les recevons et parlons avec eux des habitudes de jeu, d’échanges verbaux et de consommation d’écrans à la maison, nous faisons depuis une bonne dizaine d’années le constat d’une augmentation en flèche de l’utilisation d’objets technologiques connectés et autres écrans dans la vie des familles. C’est parfois en discutant avec nous que les parents réalisent l’ampleur du temps total passé devant cette succession d’images et de bruits, par les enfants, et par eux-mêmes.

Un flot ininterrompu d’images et de bruits

Mais peut-être serait-il temps de s’interroger aussi sur l’offre quotidienne qu’on leur impose ! Un marketing agressif et trompeur qui vend toujours plus d’objets connectés et d’écrans aux familles, avec des promesses éducatives miraculeuses ….et vous voudriez qu’ils ne s’en servent pas ?
Des dessins animés sur de très nombreuses chaines télé dès 6h du matin et tous les jours de la semaine, en plus des chaînes « dédiées » à nos bambins dérivées de nos applications préférées : Youtube Kids, Netflix Kids…. et vous voudriez qu’ils s’en méfient? Peut-on vraiment reprocher aux parents de « laisser » leur progéniture devant ce qui semble si banal et quotidien ?

Des contenus d’une pauvreté sidérante

Beaucoup de jeunes enfants « en panne de langage » nous ont semblé totalement imprégnés de ces programmes et personnages. Nous avons donc décidé de regarder certains de ces dessins animés très populaires chez nos petits patients afin d’avoir un connu commun ! Avec stupéfaction, nous avons découvert des contenus d’une pauvreté langagière saisissante : des cris, des bruits, avec très peu de mots prononcés, et souvent aucune narration… somme toute, une succession d’images sans aucun sens et beaucoup trop rapide pour un cerveau en construction ! Le tout entrecoupé de publicités décomplexées et de produits dérivés rendant l’enfant cible d’un marché juteux, tout à fait légal, lui aussi !
Rappelons-le ici , le cerveau des bébés et des enfants est câblé pour apprendre d’un autre humain, pas d’une machine ou d’une voix synthétique !

Besoin de messages clairs

Pour pouvoir exercer leur responsabilité individuelle, les parents ont besoin de messages clairs. Or, sur la question des écrans, les messages ont longtemps été contradictoires en France! Certains professionnels de la santé et de l’enfance dont nous faisons partie alertent depuis plusieurs années, mais des « experts scientifiques » qui ne sont souvent pas confrontés à la réalité du terrain ont pu envoyer des messages ambivalents : tout en ne niant pas complètement la nocivité de la surexposition précoce, ils ont souligné les très minces effets positifs de certains programmes pour les enfants plus grands … ce qui a retardé la prise de conscience collective. C’est seulement depuis 2018 que la question de la régulation des écrans est inscrite dans le carnet de santé, et le « 0 écran avant 3 ans », fait enfin consensus en France, bien des années après d’autres pays (par exemple 1999 pour les toutes premières recommandations de l’AAP, Académie Américaine de Pédiatrie, , lire ici) … De façon plus large, nous oeuvrons depuis plusieurs années avec notre association pour qu’à l’avenir, le jeu libre soit reconnu en France comme droit fondamental de l’enfance… et un pilier de sa santé mentale et physique ! Rappelons que c’est déjà le cas dans d’autres pays comme le Canada !

Une responsabilité politique et sociétale

La faute des parents, dites-vous ?
Faites donc l’essai sur votre smartphone et tapez « jeu bébé » dans le moteur de recherche du Store Apple ou Android, vous constaterez la longue liste de propositions ! Et par ailleurs, pourquoi ce qui vaut pour des applications smartphone ne vaudrait-il pas aussi pour des jeux et jouets interactifs 1er âge? Ne pourraient-ils pas présenter eux aussi des effets délétères ? Qui s’en préoccupe réellement?
Si l’état reconnait que les écrans sont contre-indiqués pour les moins de 3 ans, alors pourquoi ne pas aider les parents en interdisant tout contenu prévu pour les moins de 36 mois ? Ou tout au moins en les avertissant avec un message de santé clair, du même type que ceux déployés dans le domaine de la nutrition ?

Ce serait à notre sens un bon début pour arrêter de faire porter aux seuls parents la responsabilité plutôt sociétale d’une surexposition généralisée des enfants aux écrans, celle-là même que nous, comme désormais la plupart, déplorons aujourd’hui.

Elsa Job-Pigeard
Orthophoniste engagée dans la prévention
Association joue pense parle

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